Comment faire des affaires en Ukraine ? Quels sont les défis à relever au pays des femmes sublimes et des douaniers tâtillons ? Trois Français font part de leur expérience au Courrier de Russie.
Photo : Galina Kouznetsova, Kiev est réputée pour ses concerts en plein air |
Ignace Haertlé, directeur général du bureau d’études et entreprise générale du bâtiment Ertlé Bud. J’ai créé mon entreprise en Ukraine il y a deux ans et demi. À l’époque, j’avais déjà une expérience de l’expatriation à Moscou : cinq ans pour une société française de construction. À l’occasion d’un voyage en Ukraine, j’ai réalisé que ce pays était un relais de croissance. L’Ukraine m’avait alors fait l’effet de Moscou il y a dix ans et j’avais vraiment envie d’y monter mon affaire. Comparé à Moscou, ce qui saute d’abord aux yeux, c’est un climat plus doux, une capitale moins polluée, des gens moins agressifs, moins stressés – dans la vie comme au travail. C’est un pays au potentiel immense.
J’ai donc démissionné, déménagé en Ukraine et créé ma boîte. Aujourd’hui, nous réalisons des projets résidentiels d’immobilier commercial et de génie civil industriel. Parmi nos clients, je peux citer Dalkia, Desnagrain, SNC Lavalin. Pour le moment, le chiffre d’affaires est de quelques millions d’euros et, pour 2012, nous visons une croissance de plus de 100%. À mon avis, la conjoncture devrait rester stable en 2012 par rapport à 2011 – elle ne va ni s’améliorer, ni se dégrader. Mais à terme, à un horizon de deux ou trois ans, je pense que la croissance devrait reprendre avec assez de vigueur.
L’Ukraine, c’est un marché bien moins saturé et moins concurrentiel que la Russie. Peut-être que ce n’est pas la meilleure base pour attaquer la Russie mais ce n’est pas ma stratégie.
Les défis en Ukraine ressemblent à ceux qui caractérisent la Russie. Il faut d’abord comprendre comment fonctionne le système. La difficulté majeure à laquelle on est confronté, ici, c’est la lourdeur – de l’administration, des règles du jeu fiscal, des pratiques de comptabilité. Les procédures administratives sont plus complexes et moins transparentes en Ukraine qu’en Russie. Le fisc y est beaucoup plus agressif.
Dans le même temps, l’accès au secteur est bien plus aisé, le climat des affaires un peu plus détendu qu’à Moscou. La recherche de personnel fut une étape assez difficile, surtout au niveau des compétences techniques – il y a un turnovertrès fort ici. Dans le domaine de la construction, en Ukraine, très peu de gens sont payés officiellement – nous sommes une des rares sociétés à déclarer nos employés.
Je suis le seul Français dans l’entreprise. Il faut savoir que la langue d’usage est le russe, mes employés ne parlent que russe entre eux. La maîtrise du russe vous assure l’accès à l’Ukraine : l’ukrainien est parlé plutôt à l’ouest et dans les campagnes. Mais c’est tout de même bien de le parler, puisque c’est la langue de toute la documentation administrative.
Pour beaucoup, l’Ukraine est à mi-chemin entre la Russie et l’Europe. En fait, culturellement et dans la manière dont les gens sont structurés, l’Ukraine c’est plutôt la Russie – il n’y a ici que très peu d’Europe. C’est un pays vraiment très proche de la Russie en terme de mentalité, de façon de raisonner. La frontière russo-ukrainienne n’en est quasiment pas une – à l’inverse de la frontière entre l’Ukraine et la Pologne où, là, vous passez vraiment d’un monde à l’autre.
Jean Roche, président fondateur de l’entreprise de services et d’ingénierie Beten International. Nous avons commencé à travailler en URSS en 1986. À l’époque, nous avions négocié un certain nombre de projets qui concernaient l’ingénierie de 20 usines modulaires de 30 millions de dollars chacune, sur l’ensemble du territoire soviétique y compris l’Ukraine. Tout cela a duré jusqu’au putsch de 1991. Je me trouvais alors à Moscou et on a vécu les événements avec curiosité. Après le putsch, j’ai continué d’aller en Ukraine pour surveiller les travaux dans mon usine de circuits imprimés. Mais la situation s’est compliquée avec, au mois de décembre, l’indépendance de l’Ukraine. Après 1992, quand vous vous rendiez de Moscou à Kiev, on considérait que vous alliez aider « ceux qui avaient fait sécession ».
À Kiev, à l’inverse, vous arriviez d’un pays perçu comme l’ancien colonisateur et cela causait des problèmes – la frontière était devenue difficile à franchir. J’ai donc pris la décision de fermer le bureau moscovite et de l’établir ici. Cette « mésaventure » s’est terminée par une installation définitive en Ukraine. Ce qui ne nous empêche pas de continuer aujourd’hui de travailler, depuis Kiev, avec la Moldavie, le Kirghizstan ou même la Russie.
Le marché russe est nettement plus important que celui de l’Ukraine. Pour un très grand groupe, il est ainsi évidemment préférable, d’un point de vue stratégique, de s’établir à Moscou. Mais Beten est une PME et, au lieu des 50 concurrents que nous aurions en Russie, nous sommes ici seuls dans notre branche. Au fil des années, Beten International a diversifié ses activités et ouvert plusieurs départements : Énergie, spécialisé dans le montage de projets industriels et agricoles ; Real Estate, chargé de la gestion de projets immobiliers ; Aroma, producteur d’huiles essentielles ; Agro, qui s’occupe de reprise, de rénovation et de gestion de fermes agricoles ; et d’autres encore. Avant que nous ayons épuisé tout ce qu’il y a à faire en Ukraine, il se sera bien écoulé deux générations.
La vie en Ukraine est agréable et intéressante : forêts, chachlyks, promenades sur le Dniepr. Sur le plan professionnel, les choses sont comparables à la situation en Russie – c’est-à-dire assez compliquées. Les règles datent de l’époque soviétique, il y a en permanence des conflits entre les anciennes lois et les nouvelles. Le gouvernement ukrainien est assez directif et autoritaire. L’héritage de l’URSS est difficile à dépasser – mais je suppose qu’à Moscou, c’est encore pire.
L’avantage, à Kiev, c’est que vous pouvez aller voir directement le ministre, organiser une réunion avec le chef des douanes ukrainiennes… ce qui serait difficilement envisageable à Moscou, surtout pour une petite société comme la mienne.
Le plus grand défi, c’est de savoir s’adapter au contexte local. Sur 50 collaborateurs, 45 sont Ukrainiens. Le deuxième défi touche au financement – il faut avoir les reins solides ; surtout ne pas arriver en se disant qu’on trouvera sur place de l’argent pour développer des projets avec les banques locales. Les fonds doivent venir en totalité de l’extérieur. Plus généralement, il faut être tenace, persévérant, ne pas se décourager. Moi, je suis ici depuis vingt-cinq ans. Il faut absolument être implanté en permanence.
Patrick Dupont (nom fictif), directeur d’une société IT. J’ai habité un temps San-Francisco, où j’étais programmeur free-lance avec mes propres projets. Un jour, j’ai posté une annonce pour trouver un associé. Le développeur que j’ai embauché – un type très doué d’ailleurs – était ukrainien. Et, après six mois de collaboration à distance, j’ai fini par venir ici – en 2007. Pour tout vous dire, j’ai eu la tête qui a tourné au milieu de toutes ces mini-jupes, de ces talons, de ces jolies femmes partout… Cela m’a rappelé la France, quand j’étais jeune homme. Je suis resté pour l’exotisme. Ma société réalise des projets dans la création des sites internet, l’optimisation pour les moteurs de recherche. Je travaille avec une équipe de 10 personnes – des gens de talent. Mais ici, je suis venu pour apprendre, pour vivre ma vie en fait, pas pour être patron. C’est vraiment une expérience personnelle. Il reste ici des traditions que le reste du monde a oubliées : aller à la rivière en famille, passer des moments de qualité entre amis ou avec babouchka, maman, papa, les grands concerts gratuits sur les places de la ville… C’est la vie que je me suis créée ici et qui me convient à ravir.
Mais… il y a toujours un mais. Je ne suis pas résident officiel en Ukraine – simplement un touriste qui quitte le territoire tous les 90 jours. Pour l’instant, mon entreprise, ce sont juste des gens qui travaillent ensemble. C’est Internet – on n’a pas besoin de structure, on travaille à distance. J’ai une trouille bleue de devoir un jour légaliser ma situation en Ukraine, parce que cela signifiera une forte corruption – on me demandera beaucoup d’argent, la pression sera forte. Et je n’ai pas envie d’une telle existence au quotidien, ça me casse le moral rien que d’y penser.
En fait, si on grossit, je devrai peut-être prendre quelqu’un qui soit d’ici et, de mon côté, « disparaître ». Je ne sais pas comment les choses vont se passer mais je peux sentir d’ici arriver les emmerdes. La corruption est la première des raisons qui font que je ne veux pas officialiser mon statut. Elle ronge véritablement tout le monde, ici. Même à la frontière, les douaniers essaient à chaque fois de m’arnaquer pour me soutirer de l’argent, parce qu’ils se disent que je suis un idiot d’étranger qui ne connaît pas ses droits. C’est sans doute les Camerounais que j’ai rencontrés ici qui ont le mieux décrit, à mon sens, l’atmosphère générale du pays. Voici ce qu’ils disent : « L’Ukraine, c’est une Afrique blanche ». Sous-entendu, un pays où tout s’achète, où tous essaient de profiter les uns des autres… cela me fait de la peine pour l’Ukraine.
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