mercredi 22 mai 2013

# l'histoire # les moeurs et les traditions

« La brouille des deux Ivan » relancée…

Ou pourquoi la Russie et l’Ukraine peinent-elles à vivre en bon voisinage
La guerre du gaz, dernier épisode, a scotché devant leurs écrans de télévision les spectateurs de tout le continent européen. En janvier dernier, ils se sont sentis pour la première fois concernés par la brouille russo-ukrainienne, et fortement ! Pendant quelques jours, des milliers de foyers européens ont vécu sans gaz : le fluide nourricier se serait évaporé quelque part entre l’Ukraine et la Russie, deux pays qui ont longtemps fait un et qui apprennent aujourd’hui – à grand-peine – à vivre séparément. La Russie et l’Ukraine sont condamnées – par leur proximité géographique, leur histoire commune et la parenté de leurs peuples – à s’allier, voire à s’aimer. Le Courrier de Russie se penche d’un peu plus près sur l’histoire des relations russo-ukrainiennes, afin d’éclairer la nature de leurs différends actuels. 



Au commencement était la Rouss
La Rouss kiévienne, état florissant qui a existé du IXe au XIIe siècle, a donné à l’Europe médiévale son premier code juridique, la Rousskaïa Pravda, ainsi qu’une architecture splendide dont la Cathédrale Sainte-Sophie de Kiev est le plus bel exemple. La Rouss kiévienne, c’est aussi le premier état slave orthodoxe à l’est de l’Europe, fondé par Vladimir Ier et Iaroslav le Sage. Les Russes et les Ukrainiens ont en commun d’être les descendants des « ruthènes », mot qui désigne en français les habitants de la Rouss kiévienne.

Puis, le XIVe siècle voit s’établir le début de la domination lituano- polonaise. Trois siècles plus tard, les Cosaques, paysans orthodoxes qui refusent l’assimilation aux Polonais catholiques, créent l’hetmanat, état ukrainien indépendant qui durera plus de cent ans. Enfin, en 1708, l’Ukraine est intégrée à l’Empire russe et appelée « Petite Russie ». Bien qu’elle tente de mettre en place un gouvernement autonome en 1917, elle est très vite intégrée à l’Union soviétique pour devenir un point névralgique de son système économique et politique. L’Ukraine a d’ailleurs donné à l’URSS deux dirigeants fameux : Khrouchtchev et Brejnev.

L’Ukraine morcelée
Depuis les élections présidentielles de 2004, les analystes politiques ont coutume de diviser l’Ukraine en deux parties : l’Ouest prooccidental et l’Est prorusse. Mikhaïl Pogrebinski, directeur du Centre de recherches politiques et d’étude des conflits de Kiev, ajouterait encore l’Ukraine du centre.

L’Est, c’est l’Ukraine industrielle et prospère, celle des entreprises pharmaceutiques, de métallurgie ou de construction mécanique partageant avec la Russie des intérêts économiques importants. On y parle russe.

À l’ouest et au centre, c’est un pays agricole, tourné vers l’Europe. Cependant « l’attitude virulente des habitants de l’Ouest à l’égard de la Russie justifie la séparation en trois régions « idéologiques », explique Mikhaïl Pogrebinski. Le sentiment anti-russe y est largement partagé et il n’y a que là-bas que les slogans de type « Loin de la Russie » reçoivent le soutien de la population. » Les régions du centre, tout en étant proches de l’Europe, seraient plus modérées.
Le conflit d’août dernier entre la Russie et la Géorgie a confirmé cette séparation. À l’ouest, une écrasante majorité de la population accusait la Russie d’avoir agressé la Géorgie et non l’inverse. Au sudest, au contraire, les gens incriminaient la Géorgie. Au cen- tre, aucune tendance franche ne se dégageait, avec pourtant une légère tendance en faveur de la Géorgie, position encouragée par les dirigeants ukrainiens. Le président ukrainien Viktor Iouchtchenko, ami personnel du Président géorgien Mikhaïl Saakachvili et parrain de son fils, a en effet affiché ouvertement son soutien à la Géorgie, au risque de déplaire au Kremlin.

Pourtant, malgré les divisions et les attitudes contradictoires, les Ukrainiens se sentent proches de la Russie : 88% d’entre eux en ont une opinion positive, et 47% s’affirment même pour une réintégration de leur pays à la Russie ! « Les Ukrainiens se sentent à la fois terriblement liés aux Russes et très différents d’eux. Un peu à la manière des Tchèques et des Slovaques » conclut Mikhaïl Pogrebinski.

La parenté des cultures a été renforcée à l’époque soviétique, par une idéologie qui avait à coeur de créer une identité unique, contre les particularismes. La culture ukrainienne, parmi tant d’autres, a été en partie assimilée par la machine soviétique. Par ailleurs, les migrations internes en URSS ont resserré encore les liens : il n’y a pas d’Ukrainiens qui n’aient de parents russes. Enfin, à la chute de l’URSS, nombreux ont été les Ukrainiens à quitter leur terre natale pour la Russie, fuyant la pauvreté et certains de toucher des salaires supérieurs à ceux pratiqués localement.




Soif ukrainienne de liberté
L’idée d’une culture ukrainienne propre est née dans l’empire tsariste du XIXe siècle. En 1846, une société secrète baptisée « Fraternité Saints Cyrille et Méthode » rassemble des hommes qui veulent transformer l’Empire en une fédération de peuples slaves indépendants, non subordonnés à la nation russe. Ces idées dissidentes ont rapidement contraint les membres de la Fraternité à l’exil. 

D’autres mesures de répression ont été prises par le régime tsariste pour limiter le développement de la culture ukrainienne. En 1863, puis en 1876, la langue ukrainienne est proclamée « dialecte populaire » et interdite à l’instruction. L’élite ukrainienne était elle-même partagée entre « ukrainophiles » et défenseurs de la « Petite Russie ». Le reste de la population – en grande majorité paysanne – s’intéressait peu ou pas à ces questions d’identité dans une période de calme social. La première guerre mondiale et les troubles qu’elle engendra vinrent changer la donne. La question devint primordiale car il en allait de la survie, non plus des groupes sociaux, mais bien des individus mêmes. Mais qu’est-ce qui constitue cette différence culturelle entre les deux peuples ? 

Il existe d’abord une tradition culturelle spécifiquement ukrainienne, composée de chansons, danses et coutumes. Les Ukrainiens affirment qu’ils sont plus chaleureux et accueillants que leurs voisins du Nord. Plus sérieusement ? La culture politique ukrainienne est exemplaire. « Les Ukrainiens ont toujours aimé la liberté, explique Kirill Tanaev, directeur de la Fondation de stratégie politique. Les hommes politiques, ceux d’aujourd’hui comme ceux d’hier, aiment à multiplier les alliances par opportunisme, sans toujours les honorer. Cela leur permet d’éviter toute dépendance à l’égard d’un régime extérieur. C’est le cas actuellement avec un Premier ministre qui fait de belles promesses à Washington et à Bruxelles, tout en s’efforçant de conserver de bons rapports avec la Russie. L’insubordination est un trait caractéristique des Ukrainiens. »

Nombreux sont les analystes qui voient dans les traditions de l’hetman ukrainien et du tsar russe un élément majeur de cette différence. L’hetman est un chef politique et militaire qui, contrairement au tsar, est élu. Le plus célèbre est Ivan Mazepa. Né à la fin du XVIIe siècle, il avait réussi à faire reconnaître par le roi de Suède l’indépendance de l’Ukraine, alors province russe. Héros national en Ukraine, il est perçu comme un traître en Russie.
« Considérer l’hetmanat comme un symbole de la spécificité ukrainienne ne me paraît pas très pertinent, explique Mikhail Pogrebinski. D’abord, l’het- manat en Ukraine renvoie à une réalité vieille de plusieurs siècles. Ensuite, les Ukrainiens ne sont pas tous d’accord sur le rôle de l’hetman. Au XVIIe siècle, il avait conduit le pays à la « Ruine », terme utilisé par les historiens pour qualifier l’état d’anéantissement du pays. » Le retour à l’hetmanat en 1918 n’a pas été plus concluant (voir encadré). 

Meilleurs ennemis ? 

En 1917, l’Ukraine tente de s’affranchir de la tutelle russe et de créer un état indépendant, en vain. Elle ne devient un état autonome qu’en 1991. Cependant, la dépendance économique et politique de l’Ukraine restant très forte dans les années 1990, la Russie a pu continuer à jouer un rôle de « grande soeur ». La révolution orange de 2004 et la victoire aux élections présidentielles du candidat proeuropéen, Viktor Iouchtchenko, marque une nouvelle étape dans l’histoire de l’indépendance politique du pays. Pour la première fois de son histoire contemporaine, l’Ukraine a affirmé qu’elle n’appartenait plus à la Russie, ni à sa chasse gardée. Un vrai coup dur pour la Russie! Mais les rêves d’Europe et de démocratie s’effondrent à mesure que l’instabilité politique ronge le pays. D’ailleurs, si les Ukrainiens se déclarent largement en faveur d’une plus grande intégration à l’Europe, il ne veulent pas entendre parler de l’OTAN. « La propagande de M. Iouchtchenko n’a rien changé, commente Kirill Tanaev, les Ukrainiens ne veulent pas intégrer l’OTAN. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’ils ne veulent pas se fâcher avec la Russie ! »

Une position qui n’empêche pas le maintien de conflits de longue date, comme celui portant sur la question de la grande Famine de 1932-1933. La période soviétique a été globalement douloureuse pour les Ukrainiens. L’opinion publique ukrainienne accuse le gouvernement soviétique d’avoir laissé mourir de faim des millions d’Ukrainiens, alors même que la République socialiste soviétique d’Ukraine était la plus grande productrice de blé de l’Union. En 1933, 19% des exportations de céréales vers l’Occident provenaient effectivement d’Ukraine. Le nombre de victimes de la famine (5 à 8 millions) est – comme, par ailleurs, ses causes et ses circonstances – toujours controversé. En témoigne le débat autour de l’appellation même de l’événement : les Ukrainiens le désignent sous le terme « holodomor » (extermination par la faim), quand les Russes utilisent le terme générique de « golod » (famine). Au début des années 2000, des voix se sont élevées en Ukraine pour qualifier officiellement l’« holodomor » de « génocide », perpétué par le régime stalinien à l’encontre du peuple ukrainien face à la montée du nationalisme. En 2003, le Parlement ukrainien a légiféré en ce sens. Les Russes, eux, refusent l’appellation de génocide, dans la mesure où d’autres peuples en ont été victimes (Kazakhs et Russes notamment). La question est épineuse, surtout quand il s’agit d’écrire les manuels d’histoire. 

Dans la série des controverses, on peut encore citer Sébastopol, port ukrainien et base de la flotte russe, dont le bail expire en 2017. En 1997, les dirigeants russes et ukrainiens se sont mis d’accord pour un partage du site entre flottes russe et ukrainienne pour une durée de 20 ans. Récemment, le président Iouchtchenko a fermement annoncé sa volonté de lancer des négociations sur le retrait de la flotte russe. Les autorités russes ne se pressent pas. Par ailleurs, la presse russe a fait écho de projets de création de points de stationnements navals à l’étranger (Syrie, Libye, Yémen ou Vietnam), mais il n’a pas été question de remplacer Sébastopol, trop précieux. L’emplacement de la citadelle de Crimée avait été soigneusement choisi par Catherine II. En 1954, Nikita Krouchtchev avait « offert » à l’Ukraine la ville et l’oblast de Sébastopol. Un geste amical que bien des Russes ont regretté.



Chère indépendance
L’Ukraine déclare son indépendance, pour la première fois, le 22 janvier 1918. Un mois après la révolution de Février 1917, un conseil nommé Rada centrale se forme dans un climat d’émancipation des peuples lié à l’éclatement de l’empire tsariste. L’événement ouvre une période de troubles politiques et sociaux, avec pas moins de 14 changements de gouvernement jusqu’en 1920 ! Le régime de la Rada centrale se transforme en hetmanat, avec pour chef Pavlo Skoropadski. D’hetmanat, le régime devient Directoire, conduit par Simon Petlioura, héros du mouvement national ukrainien. Pendant ce temps-là, à l’est de l’Ukraine, la Galicie – région qui appartenait, avant sa chute, à l’empire austro-hongrois – s’autoproclame République populaire d’Ukraine occidentale…

Ainsi, durant la première guerre mondiale, les Ukrainiens sont présents dans tous les camps. Ils combattent aussi bien aux côtés des Polonais et des Russes blancs (avec Denikine en tête) que des bolcheviques. La suite de l’histoire est connue : les bolcheviques finissent par emporter la victoire et annexent la plus grande partie de l’Ukraine à la future URSS, tandis que l’ancienne partie austro- hongroise est rattachée à la Pologne. L’indépendance ukrainienne n’aura duré que deux ans… S’il est difficile d’affirmer que l’Ukraine n’a pas de légitimité politique d’un point de vue historique, il est vrai qu’elle a dû, et doit encore, se battre pour son indépendance politique. Et, si vous demandez à un Russe comment la nouvelle de l’indépendance de l’Ukraine a été accueillie en 1991, il vous répondra, encore ému, « douloureusement »…


L’Ukraine vue par les écrivains… russes? 

Poltava, Alexandre Pouchkine, 1828
Alexandre Pouchkine est né et mort à Saint Petersbourg, et n’a pas d’origines ukrainiennes. En 1820, le tsar Alexandre Ier l’y envoie pourtant en exil. Pendant cinq ans, jusqu’à la mort du tsar, Pouchkine parcourt différentes régions de l’Ukraine, séjournant à Iekaterinoslav et Odessa. En 1828, il écrit le poème Poltava, qui célèbre la victoire du tsar Pierre Ier sur le roi Charles XII de Suède. Le 8 juin 1709, les 25 000 hommes de l’armée suédoise envahissent la « Petite Russie ». Poltava, c’est la plus grande bataille militaire de Pierre le Grand, dont Pouchkine admirait le génie militaire. 

Poltava, c’est surtout l’histoire du Cosaque Mazepa que Pouchkine présente comme un homme avide de pouvoir plus que comme un véritable patriote. C’est aussi l’histoire d’amour avec Maria, contrariée par le père de la jeune fille, qui refuse son mariage avec un Mazepa déjà vieux. 

Poltava, poème à la gloire de la Russie tsariste, n’a pas connu à l’étranger le succès qu’il a reçu en Russie, la traduction des vers russes enlevant une partie de la beauté du texte. 

Tarass Boulba, Nikolaï Gogol, 1834
Nikolaï Gogol est plus connu en France pour ses nouvelles fantasques et ses personnages grotesques des nouvelles de Saint-Petersbourg. Pourtant, l’Ukraine, où il a passé les 19 premières années de sa vie, lui a inspiré de nombreux récits sur fond de folklore ukrainien. 

Tarass Boulba est l’histoire d’un Cosaque ukrainien imaginaire et de ses deux fils, Ostap et Andreï. L’un est vif et bélliqueux, l’autre est romantique et avisé. Tout juste rentrés du Séminaire de Kiev, ils s’embarquent avec Tarass pour un voyage qui les conduit dans un campement militaire cosaque. Les Polonais, accusés de crimes envers les orthodoxes ukrainiens, donnent un motif aux Cosaques pour engager le combat. Ostap y perdra la vie, et Andreï y trahira les Ukrainiens par amour pour une jeune Polonaise. 

Tarass Boulba, c’est un héros national, patriote et bon vivant. Le compositeur ukrainien Nikolaï Lysenko s’inspire de ce personnage mythique pour son opéra éponyme. En Europe, il est l’incarnation pittoresque du Cosaque ukrainien et son histoire a fait l’objet de quatre adaptations cinématographiques. 

La Garde blanche, Mikhaïl Boulgakov, 1925.
Seule œuvre publiée du vivant de l’auteur, La Garde blanche contient de nombreux éléments autobiographiques. Boulgakov est lui aussi né à Kiev, dans une maison qui ressemble étrangement à celle des Tourbine, héros du roman. La censure n’a pas permis à l’œuvre d’être immédiatement éditée. L’auteur se bat pour trouver un théâtre qui accepte de la mettre en scène. Elle est finalement adaptée pour le Théâtre d’art de Moscou sous le titre Jours des Tourbine. L’oeuvre complète ne sera accessible qu’en 1974. 

La Garde blanche, c‘est l’histoire d’une famille noble ukrainienne emportée dans la tourmente de la guerre civile. Il y a Helena et ses frères, dont l’ainé est médecin comme Boulgakov. C’est la fin de l’année 1918. Le général Pavlo Skoropadski a pris la tête de la République nationale ukrainienne à la suite d’un coup d’Etat. Conservateur et anti-russe, il s’enfuit avec les Allemands devant la menace d’un nouveau renversement. Simon Petlioura s’empare alors de la ville de Kiev. 

La Garde blanche, roman psychologique, met en scène des héros contraints de faire des choix politiques ou personnels dans une période chaotique. C’est la guerre civile vue depuis l’espace privé, dans une famille qui, malgré le monde qui s’écroule autour d’elle, laisse ouverte la porte de sa maison et n’éteint jamais la lumière. 



Cet article a été écrit par Aurore Charbonneau et publié le 20 février 2009 dans Le Courrier de Russie 

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